Venu en voisin depuis l’atelier de l’avenue de Ségur, Eugène Carrière assiste à la dégradation du Capitaine Dreyfus. Il ignore que la scène qui se déroule sous ses yeux est le premier épisode d’une affaire qui bouleversera la France et dont les rebondissements jalonneront les dix dernières années de sa vie d’artiste, au point que le dessinateur Forain qualifiera son oeuvre de « peinture dreyfusarde ».
Carrière ne voyait rien de ce qui se passait dans la cour de l’Ecole militaire et avait seulement l’écho de l’émotion populaire par des gamins montés sur des arbres, s’écriant lorsque Dreyfus arrivait, marchant droit: « Le salaud ! » et quelques instants après, à un moment où il baissa la tête « Le lâche ! » (Journal des Goncourt 6 janvier 1895)
La genèse de l’Affaire remonte à 1894, lorsqu’un bordereau annonçant l’envoi de secrets militaires à l’attaché de l’Ambassade d’Allemagne est retrouvé. Le document est attribué à un officier français d’origine juive: le Capitaine Alfred Dreyfus. L’accusation est pourtant faible, elle repose sur l’écriture qui divise les experts. Les défauts de procédure sont flagrants: certaines pièces n’ont pas été communiquées à la défense. Pourtant le tribunal militaire condamne l’accusé à la déportation pour trahison. Dreyfus clame son innocence; mais la vindicte antijuive se reveille. Trois mois après la terrible scène de la dégradation, le Capitaine est transfèré à l’Ile du Diable, au large de Cayenne.
Il faut la détermination du frère de l’accusé, Matthieu Dreyfus et l’énergie du journaliste Bernard Lazare, qui publie en 1896 « Une erreur judiciaire. La vérité sur l’Affaire Dreyfus« , pour convaincre le parlementaire Joseph Reinach et le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner de demander la révision du procès. Au sein de la hiérarchie militaire, le lieutenant-colonel Georges Picquart, se convainc après l’examen des pièces du dossier de l’innocence de Dreyfus. Selon lui, l’auteur du bordereau est le commandant Esterhazy. Zola conclut un article du Figaro par ces mots: « La vérité est en marche et rien ne l’arrêtera !« . La campagne révisionniste est lancée.
Eugène Carrière avoue à Berta Zuckerkandl, fille d’un éditeur viennois et amie de Klimt qu’ « il est au courant d’une machination criminelle et qu’il ne peut rien faire pour l’en empêcher« . Eugène Carrière aurait été informé très tôt du sort de l’infortuné Dreyfus. Son engagement est total ainsi que l’atteste cette lettre à Bernard Lazare:
Mon cher,
Il est bon qu ‘un Juif parlât et que ce Juif soit vous ! Tous ceux qui ont en France le sentiment de ce qu ‘ils doivent au grand effort de ce pays par émancipation de la pensée humaine se sont mis avec vous. Ils vous ont considéré comme un frère d ‘une race aimée, un autre homme comme eux, ils savaient que l’injustice devait encore vous atteindre, que chacun en était menacé. Ils ont revendiqué votre qualité de concitoyen dans cette collectivité humaine, la France, àlaquelle comme eux vous apportez le sacrifice, le sang et le travail. Silencieux les timides hommes dans le recueillement, les hommes de combat se sont joints àvous et pour eux et n ‘ont vu en vous que des frères souffrant comme eux mais ayant la haine des préjugés qui courbent l’humanité refusant les honneurs et préférant la souffrance imméritée. Je vous félicite mon cher Bernard Lazare du beau travail que vous faites dans l’Aurore; il est d’accord avec votre admirable conduite. Croyez-moi bien à vous et reconnaissant de l’émotion que je vous dois.
Eugène Carrière
Carrière est très introduit dans le cercle des journaux de Clemenceau l’Aurore et la Justice. Il lui confie l’affiche de lancement de l’Aurore le 19 octobre 1897. Carrière est devenu un habitué du journal, au 4éme étage du 142 rue Montmartre où se retrouvent Bernard Lazare Octave Mirbeau, Séverine, Anatole France, Gustave Geffroy, Vaughan ,les frères Clemenceau, Georges, Albert et Paul.
Matthieu Dreyfus se souvient:
Je pris alors l’habitude d ‘aller tous les jours à l’Aurore. J’y fis la connaissance… du peintre Carrière, dont la placidité, le calme contrastaient avec la gaieté à l’emporte-pièce, les saillies mordantes quelquefois, de son ami Clemenceau.
Le 13 janvier 1898, l’Aurore publie la lettre ouverte d’Emile Zola au Président de la République pour lequel Clemenceau a trouvé un titre percutant: J’Accuse ! De violentes manifestations antisémites et anti-Zola ont lieu.
Dés le lendemain, apparaissent dans le quotidien des listes de savants, d’écrivains et d’artistes favorables à la révision du procès de Dreyfus. Clemenceau écrit dans l’Aurore du 28 janvier, sous le titre: « Le syndicat grandit «
La vertu de l’action est si grande que des points opposés de l’horizon, d ‘Allemane à Gabriel Séailles, de Jaurés à Paul Desjardins, de Louise Michel à Duclaux, à Anatole France, à Eugène Carrière, à Claude Monet, les adhésions arrivent à Zola. À faut le dire à leur honneur, les hommes de pensée se sont mis en mouvement d ‘abord.
Emile Zola
Eugène Carrière, élevé au rang d’homme de pensée, gratifié du nouveau vocable d’ « intellectuel« . Zola est condamné à un an de prison et s’exile en Angleterre. Carrière adresse à l’écrivain la lettre suivante :
Cher Maître,
Recevez je vous prie le témoignage de ma sincère et reconnaissante admiration pour votre si héroïque attitude Seules l’injustice et la brutalité ont des résultats immédiats et tout effort de pensée et de justice doit se résigner aux lointaines échéances Vous l’avez fortement exprimé dans ce chef?d’œuvre Germinal, c’est encore ce beau mot plein d’espoir qui ferme ce procès et avec vous tous cœur qui pensent que la Justice est I ‘idéal qui réunit les hommes liront avec confiance Germinal De tout cœur à vous,
Eugène Carrière
Monet et Carrière s’opposent à Renoir et Degas.
Dans son recueil de Souvenirs, Jean-René Carrière raconte comment accompagnant son père à l’Aurore, Clemenceau et lui ont échappé à une balle de revolver et comment il fut autorisé, bien qu’étant enfant, à signer le registre pour la libération de Picquart. Il figure sur la pétition comme statuaire.
Eugène Carrière fait la connaissance de Picquart en avril 1900, chez sa grande amie Madame Menard-Dorian. Cette femme intelligente tient, avenue de la Faisanderie, un salon radical, ouvertement dreyfusard, brocardé par Léon Daudet comme « la Forteresse à Picquart« .
Maurice Hamel raconte à Carrière le procès de Rennes, sans oublier de mentionner le coup de pistolet dont est victime Maître Labori, défenseur de Dreyfus:
J’ai suivi, tu penses bien dans quels sentiments, toutes les sinuosités de l’Affaire, depuis les imprudentes tartufferies de nos canailles galonnées et le tragique coup de revolver jusqu ‘à la déconfiture de cette sale bande. J’avoue que j’ai eu un moment d ‘angoisse en me figurant l’état possible des juges militaires devant les offenses répétées de leurs grands chefs, mais enfin, il me semble que la courbe de la maladie remonte évidemment et que la sottise et le mensonge en sont à leurs suprêmes pétarades. (Lettre de Maurice Hamel à Eugène Carrière, 31 août 1899)
Dix jours plus tard, le jugement tombe. Alfred Dreyfus reconnu coupable d’intelligence avec l’ennemi est à nouveau condamné à dix ans de détention. Le Président Loubet signe la grâce de Dreyfus le 19 septembre 1899. Mais la grâce n’est pas la réhabilitation. Carrière reste fidèle à Clemenceau:
Vous avez été pour nous un exemple de force morale irréductible et d’une expression de haute charité humaine. Beaucoup, un instant, se sont servis de l’héroïsme, atteints de la flamme que vous portiez en vous. Il en restera surement des lueurs qui éclaireront ceux qui nous suivrons.
(lettre d’Eugène Carrière à Clemenceau, 20 août 1900)
Le 12 juillet 1906, Dreyfus est réhabilité.
Eugène Carrière, décédé le 27 mars 1906, ne verra pas l’aboutissement final d’un engagement, qui avait traduit sa quête de justice et de vérité, son aspiration à plus d’authenticité dans l’Art et dans la vie des hommes.
© Publication de la Société des Amis d’Eugène Carrière